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Accorder du temps aux enfants

Angélique Agnès n'est pas une matinale. Pourtant, tous les jours, elle s'astreint à la même routine. A 6 heures, cette Niçoise de 34 ans, animatrice radio et auteure du blog Maman écureuil, se lève. Si la trentenaire se réveille si tôt, c'est pour pouvoir consacrer du temps à son petit garçon de 2 ans, Simon.

Du lever au biberon, la maman passe une heure en sa compagnie avant de prendre la route du travail. Puis, une fois de retour à 18h30, "c'est la course". Entre les tâches ménagères et la cuisine, elle ne peut pas lui accorder plus de 40 minutes, son mari, aiguilleur de trains, travaillant en horaires décalés.

"Je ne passe pas assez de temps avec mon petit garçon. Il est en demande de ses parents. Parfois, je me sens mal de lui dire 'attends, va jouer tout seul, maman arrive, il faut qu'elle prépare le repas'."

Frustrée, Angélique confie avoir des regrets.

"C'est culpabilisant, surtout quand on voit qu'il partage beaucoup de choses avec la nourrice. Il y a quelques mois, j'ai découvert qu'il avait appris à jouer à cache-cache en mon absence."

Angélique est loin d'être la seule dans ce cas, selon le baromètre de la relation parents-enfants, établi par Ipsos pour Kinder, publié en janvier 2017, 57 % des parents culpabilisent de ne pas passer assez de temps avec leurs bambins.

Une exception française

Une autre étude réalisée dans onze pays occidentaux, relayée récemment par "The Economist", affirme cependant que les parents passent aujourd'hui en moyenne deux fois plus de temps à s'occuper de leurs enfants.

En 2012, une mère y consacrait en moyenne 104 minutes par jour, contre 54 minutes il y a 50 ans. Du côté des pères, ce laps de temps est passé de 16 à 59 minutes quotidiennes. 

Un seul pays échapperait à cette tendance : la France. Le temps passé par les mères avec les enfants a légèrement diminué entre 1965 et 2012, de 100 à 80 minutes pour les femmes diplômées et de 100 à 60 minutes pour les autres.

Pour quantifier cette évolution, les sociologues Giulia Maria Dotti Sani du Collegio Carlo Alberto de Turin et Judith Treas de l'université de Californie à Irvine se sont appuyées sur les données de l'étude multinationale sur l'emploi du temps, qui s'adressait aux parents âgés de 18 à 65 ans, ayant au moins un enfant de moins de 13 ans. De 1965 à 2012, plus de 120.000 parents ont tenu un journal de leurs activités quotidiennes. 

Les chercheuses ont analysé les différences en sélectionnant une journée au hasard et en totalisant le temps consacré aux activités de garde interactive et de routine : la préparation des repas, l'alimentation, le bain, le change des couches, l'habillement, le coucher, le lever, la garde des enfants (autre que rémunérée), les soins médicaux, la lecture et les jeux, ainsi que la supervision et l’aide aux devoirs.

Dans cette analyse, les pères français ne s'en sortent pas vraiment mieux. Si le nombre de minutes passées avec leurs enfants a augmenté, ils se classent parmi les plus "mauvais élèves" avec seulement 50 minutes par jour pour les hommes diplômés, contre 100 pour les Canadiens et 110 pour les Britanniques.

Parentalité intensive

Face à ces conclusions, il serait aisé de jeter la pierre aux vilains parents français qui ne s'occupent pas assez de leur progéniture, à l'instar de la chute de l'article de "The Economist".

"Le stéréotype du couple bourgeois qui boit du vin et ignore ses enfants incroyablement bien élevés semble être exact."

Pourtant, analyser ces données se révèle bien plus complexe comme le souligne Gérard Neyrand, sociologue, professeur émérite à Toulouse, spécialisé sur les questions familiales.

"La façon dont l'article conclut sur l'exception française ne tient pas debout. Chaque pays a sa propre logique de développement familial dépendant de tout un ensemble de facteurs : des représentations d'un père et d'une mère, de l'éducation familiale comme scolaire, des politiques familiales."

Les auteures de l'étude expliquent cette croissance globale du temps passé avec les enfants par la valorisation d'une nouvelle façon d'aborder l'éducation, la "parentalité intensive". Cette méthode serait essentielle pour que l'enfant ait des résultats cognitifs, comportementaux et scolaires positifs.

Si les parents français ne font pas mouche sur le nombre d'heures consacrées à leurs enfants, ces derniers n'ont jamais eu une place aussi importante dans notre société.

"Ce qui est paradoxal en France, c'est que l'attention à l'enfant s'est beaucoup accrue depuis la Seconde Guerre mondiale. La caractéristique des Français est qu'ils passent moins de temps avec leurs enfants, mais c'est un temps en moyenne mieux investi."

83% de femmes actives

En effet, le premier élément à prendre en considération dans le cas de la France est son taux de fécondité, le plus élevé d'Europe (1,93 enfant par femme en 2016, selon l'Insee), "qui indique qu'il existe des politiques familiales favorisant la conciliation entre vie familiale et professionnelle", souligne Gérard Neyrand.

"L'une des principales raisons pour laquelle les parents consacrent moins de temps à leurs enfants est le travail féminin, qui a augmenté d'une façon importante en France.

Au début des années 1960, chez les 25-49 ans, le taux d'activité féminin était de 40%, on était dans le modèle de la femme au foyer. Désormais, selon les données de 2015, ce taux s'élève à environ 83%, on est dans le modèle de couple à double carrière."

Cette arrivée massive des femmes sur le marché de l'emploi a été favorisée par le développement important des modes de garde comme la crèche, la garderie, les assistantes maternelles et par le versement d'aides financières.

"Les modes d'accueil de la petite enfance se sont beaucoup professionnalisés à partir des années 1960-1970. Aujourd'hui, ce sont des personnes qualifiées, auxquelles les parents font confiance pour compléter leur éducation, sans doute plus que dans d'autres pays. Cela peut expliquer que le temps passé avec les enfants est moins important", explique Gérard Neyrand.

La sociologue Judith Treas, co-auteure de l'étude initiale, avait également soulevé cette hypothèse lors d'une interview à UCI News.

"Les dépenses publiques pour la garde d'enfants sont élevées en France, ce qui allège les responsabilités parentales. Certains experts supposent aussi que les parents français pensent tout simplement que les enfants s'adaptent bien, sans que les parents aient à trop changer leur mode de vie."

Une nouvelle organisation du temps libre

En parallèle des évolutions professionnelles, celles concernant le temps libre ont aussi joué un rôle dans cet affaiblissement.

"Il y a une augmentation forte du temps de loisirs en France, accompagnée d'une individualisation de ce moment, ce qui influe sur le temps parents-enfants. Les enfants ont plus d'activités personnelles et celles qu'ils font avec leurs parents sont plus différenciées", développe Gérard Neyrand.

Dans cette philosophie plus individualiste, le week-end est ainsi devenu le moment phare de la "resynchronisation familiale", note Laurent Lesnard, directeur de recherches au CNRS à l'Observatoire sociologique du changement. Angélique Agnès en a conscience. Comme nombre de parents, elle tente de rattraper, chaque week-end, le temps perdu avec son fils en semaine.

"J'essaie de me dégager des corvées le matin, afin d'avoir un maximum de temps pour les loisirs avec Simon."

Elle trouve aussi que les activités sont aujourd'hui plus variées. 

"Avant, on se contentait d'aller faire une petite balade, on jouait rapidement. Maintenant, j'ai l’impression que la plupart des parents se creusent la tête pour trouver des choses à faire différentes, pédagogiques et rigolotes avec leurs enfants. Par exemple, j'emmène mon fils à la ferme pédagogique ou à l'aquarium."

"La France n'est en rien différente"

Si cette diminution constatée dans l'étude s'explique par différents facteurs, Laurent Lesnard réfute cette thèse.

"Je connais certains des auteurs, qui sont des collègues honorables, mais elles ont travaillé sur une base de données toute prête sur plusieurs pays, dont la France. Or, il apparaît que les résultats que je trouve pour les mêmes types de questionnements en travaillant directement sur les bases de données originelles ne sont pas les mêmes. Le temps augmente, la France n'est en rien différente."

En analysant les trois enquêtes emploi du temps de l'Insee de 1985 à 2010, le sociologue a relevé que le temps de soin des mères a diminué entre 1986 et 1999, avant de stagner en 2010. Au contraire, il s'est assez fortement accru pour les pères entre 1999 et 2010.

Laurent Lesnard explique cette différence par le fait que l'étude américaine utilise un spectre trop restreint pour caractériser le temps passé avec les enfants. Dans son étude, tirée du livre "l’Evolution des usages du temps des Français en un quart de siècle : vers une dystopie temporelle ?", co-écrit avec Jean-Yves Boulin, le temps parents-enfants se définit par "toute activité qui se déroule en présence des enfants".

Les soins aux enfants, eux, regroupent dans son ouvrage le fait de s'occuper de son enfant (hors soins médicaux), l'accompagner et l'attendre (hors trajets), délivrer des soins médicaux à domicile, surveiller les devoirs et leçons, converser, lire des livres non scolaires, mener des jeux et activités à domicile comme à l'extérieur, faire des bisous, câlins ou encore le gronder.

"Cette étude américaine est intéressante, mais elle ne montre qu'une partie de l'histoire. Quand on restreint le temps aux soins, il manque une grande partie du temps passé avec les enfants", assure Laurent Lesnard. 

Variations sociales

Malgré ces divergences sur les données à analyser et les résultats, les deux sociologues s'accordent à dire que le milieu social interfère dans le temps parents-enfants. Comme le montrent les graphiques de l'étude de Giulia M. Dotti Sani et Judith Treas, l'investissement parental est plus important lorsque le père ou la mère sont diplômés.

"Il y a une plus grande flexibilité des horaires dans les professions plus qualifiées. Quand on est employé dans un supermarché, qu'on doit travailler de telle heure à telle heure, il n'y a pas de marge de manœuvre", commente le sociologue du CNRS.

L'effet du diplôme sur la valorisation du temps passé avec les enfants a également une autre explication, selon son confrère Gérard Neyrand.

"L'investissement est plus important car les parents estiment plus facilement qu'ils ont beaucoup à faire dans l'éducation de leurs enfants, alors que dans les milieux populaires, la délégation à l'école est plus importante."

Qualité vs quantité

Toutefois, en s'éloignant un peu de cette logique comptable, on se rend compte que le plus important n'est pas la quantité, mais la qualité de cette durée, souligne Michel Fize, ancien sociologue du CNRS, spécialisé sur la jeunesse et la famille, aujourd'hui retraité.

"La quantité n'a pas vraiment d'importance, si le temps passé avec l'enfant n'est pas de qualité, s'il n'y a pas de dialogues ou d’interactions. Le fait même de rester, de partager un repas en restant muet sans discuter n'a pas grand intérêt."

Un avis partagé par Gérard Neyrand :

"Le temps passé avec les parents, de co-présence, est un indicateur qui n'a pas de valeur positive ou négative. Si vous êtes dans la maison tous les deux, que l'un est sur son ordinateur et l'autre devant la télévision, le temps relationnel n'est pas important, il n'est pas éducatif."

Ce point de vue est corroboré par une étude publiée, en 2015, dans  la publication "Journal of Marriage and Family" sur l'influence du volume d'heures passé par les mères avec leurs bambins de 3 à 11 ans.

L'analyse a été concentrée exclusivement sur les femmes, davantage touchées par l'injonction d'être présentes pour leurs enfants. Elle montre, qu'à cet âge-là, seule la qualité de ces moments interfère dans le bien-être émotionnel, le comportement et le développement du jeune. Vous pouvez donc tout de suite arrêter de culpabiliser. 

Texte paru dans le "nouvel observateur"


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